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Ma réflexion sur la haine et la justice au cours de l'insurrection sanglante de 1947

J’ai vécu des moments de tension extrême, pendant les événements tragiques de l’insurrection malgache de 1947, je n’avais que 13 ans, je vivais dans une famille totalement neutre au point de vue politique et je n’ai pas quitté la ville d’Antananarivo de mars 1947 à avril 1948.

Mais j’ai gardé la mémoire des événements auxquels j’ai assisté et ces points forts seront les repères de ma réflexion.

Le 30 mars 1947, un messager vient transmettre à mon père, l’ordre de rejoindre son poste de médecin à Moramanga, petite bourgade sur la voie ferrée allant d’Antananarivo à Toamasina. Le site de Moramanga évoquait, tout à fait, les plateaux d’Annam et servait à l’entraînement et à l’acclimatation des combattants destinés à la guerre d’Indochine.

Très vite, la nouvelle se répandit que la population de race blanche du camp militaire et de la ville avait été massacrée, à la sagaie et au poignard, par des insurgés Malgaches.

L’événement était inimaginable, et surtout, d’une brutalité imprévue. Mes grands-parents, ma mère, mes oncles et tantes semblaient incrédules et croyaient vivre un cauchemar : mais l’atroce vérité était là, présente. Aucun commentaire n’était fait aux enfants sur les événements, et nous vivions notre peur en nous-mêmes.

Quelques jours après, nouvelle stupéfaction douloureuse, un lieutenant malgache était arrêté, reconnu coupable d’avoir préparé un soulèvement armé à la capitale, puis condamné à mort…

En fait, le soulèvement armé n’avait pas eu lieu parce que son chef l’avait annulé. Néanmoins, la condamnation à mort fut maintenue, le pourvoi en cassation fut rejeté, et ce jeune homme de 35 ans mourut au poteau d’exécution en avril 1948, 11 mois après.

Une nuit, nous fumes réveillés par un encerclement bruyant du quartier par les forces de l’ordre. Un de nos voisins fut arraché à son lit et emmené avec vivacité.

Il revint, 24 heures après, et nous raconta qu’un de ses homonymes avait été victime d’une délation, qu’il avait été interrogé, en vain, sur une soi-disant subversion politique, puis convaincu d’innocence et finalement relâché : c’était une erreur de nom.

Même dans le milieu scolaire, la scission entre les communautés française et malgache s’accentuait. Un climat de haine s’installait au lycée des garçons. Les rares querelles habituelles à la sortie des cours, devenaient de plus en plus fréquentes. Les affrontements augmentaient en intensité et opposaient garçons malgaches et français de tous âges et de toutes classes. La rixe, dans les rues voisines des lycées, devenait pluriquotidienne.

Un sentiment d’exclusion sociale s’emparait de l’esprit de la jeunesse. Le budget de financement de l’envoi en France des 7 meilleurs scouts, à l’occasion du 1er " jamboree " d’après guerre fut annulé. Grande fut la déception de tous les jeunes qui avaient participé à un grand concours de scoutisme pour être sélectionnés. A l’acmé de l’insurrection vers le mois d’août 1947, toutes les réunions et les sorties scoutes furent interdites.

Dernier fait, et non des moindres, certaines communautés non impliquées dans le conflit franco-malgache, se croyaient menacés et s’armaient dangereusement. Il s’agissait des réfugiés libanais et syriens. Ils étaient logés dans un quartier contigu à celui des casernes et on les voyait, de temps en temps, s’agiter en brandissant des armes de guerre, dans de grandes manifestations d’excitation collective.

Tous ces événements ont fortement imprégné ma mémoire, mais c’est surtout l’exécution capitale du lieutenant Albert Randriamaromanana qui a marqué ma sensibilité.

J’avais 13 ans et j’avais très peur de la mort. Parce que la vie est bonheur, le bonheur d’être et le bonheur procuré aux siens, en étant présent à côté d’eux. J’avais, aussi conscience que la vie était un chemin étroit, à distance des fautes, mais j’admettais parfaitement qu’une faute soit sanctionné d’un châtiment approprié.

Le lieutenant Albert R. était issu du rang et avait franchi, en 12 ans, tous les échelons de carrière, du grade de tirailleur colonial à celui de lieutenant. Il avait fait la preuve de qualités morales et intellectuelles. Il avait l’enthousiasme de ses trente trois ans.

Deux ans plus tard, malgré son rang d’officier, il participait à la campagne de propagande des élections législatives en faveur d’un candidat nationaliste.

Ce parti nationaliste, qui devait remporter les élections, portait le nom de " Mouvement Démocratique de la Rénovation malgache ". Le jeune officier était connu pour ses sympathies politiques, il ne fut pas sanctionné, mais éloigné de la capitale, pour continuer à servir à Mahajanga.

Dans cette ville de garnison, il était contacté par une société secrète nationaliste, le " Jina ", et en devenait membre , début mars 1947. L’insurrection allait, donc, éclater un mois plus tard. Le lieutenant Albert R. fut envoyé en mission à Antananarivo, le 24 mars 1947. Le Jina lui assigna de présider une réunion de préparation d’attaque de la garnison d’Antananarivo. Conscient de la faiblesse de ses moyens, il annula le plan d’attaque prévue pour la nuit du 29 mars. Rien ne se passa à Antananarivo, alors que les troubles éclataient dans tous les coins de l’île…

Il fut traduit en justice. Seule la preuve de ses sympathies pour le parti nationaliste, fut apportée. Il y avait, seulement, délit d’opinion.

Il fut, néanmoins, condamné à mort en juillet 1947. Le 13 novembre 1947 : la Cour de cassation confirma le verdict de condamnation à mort.

Le 28 avril 1948 : il fut exécuté, sur un champ de manœuvres, proche du quartier où ma famille résidait. La nouvelle de sa mort fut connue immédiatement. Le pasteur protestant qui l’assista, à ses derniers moments, nous raconta, plus tard, la procédure de mise à mort.

Je fus fortement ébranlé pour plusieurs raisons. D’abord, un théologien et un homme de prière ne pouvait pas implorer, une dernière fois, la clémence des hommes et pourtant, les magistrats présents ne pouvaient qu’éprouver de la pitié, pour cet homme qui allait perdre la vie, alors qu’il n’avait ôté la vie à aucun autre homme. J’interrogeais les adultes de mon entourage et on me répondit qu’il avait commis une faute contre l’honneur, imprescriptible… Cette faute était imprescriptible, parce qu’il était officier de l’armée française.

Un délit d’opinion s’identifiait à un crime, pour un officier.

Ce choc de l’adolescence provoqua, chez moi, une peur maladive d’avoir une pensée politique, au risque de me tromper, pendant de nombreuses années.

Ce fut relativement facile de ne pas avoir de pensée politique car j’avais été élevé dans une famille apolitique, comme je l’ai écrit plus haut.

Je parvins, toutefois, à un moment de ma vie, à concevoir ma propre opinion sur la peine de mort. Si la peine de mort est légale, comme elle l’est dans certains états, ou comme elle l’était en France avant 1981, il est admissible d’ôter la vie à un homme, car tous les hommes sont égaux en droit, devant la justice réparatrice ou répressive.

C’est une conception laïque. Mais si on se place dans une conception monothéiste, toute créature humaine est l’œuvre de Dieu, et seul Dieu peut disposer, comme il l’entend, de la vie d’un homme, la peine de mort, relevant d’un acte de justice, devient alors, inadmissible.

Je méditais aussi , sur la haine dans sa confrontation avec la répression légale, sur la torture, sur la possession de la terre.

En 1947, un sentiment de haine sourde assombrissait les visages malgaches. Des milliers de combattants revenaient, par petits groupes, trop lentement au gré des familles qui les attendaient. Les paroles des anciens combattants étaient amères car ils n’avaient vu de la France, que les casernes, les gares de triage et la défaite. Des familles se ruinaient pour faire revenir, à grands frais, les restes des combattants morts au front, lorsque les sépultures avaient été identifiées. Or, toutes les sépultures n’avaient pas été identifiées. Un sentiment de frustration s’emparait des familles de ceux qui avaient disparus. C’est un sentiment racial très fort que de désirer l’inhumation en terre natale des parents morts en Europe.

Ces familles, de soldats disparus, craignaient que leurs âmes ne rejoignissent jamais le royaume des Ancêtres. Ces angoisses s’ajoutaient à la colère des paysans qui se voyaient infliger 90 jours de travaux forcés par an . A l’origine, l’Etat avait demandé 30 jours de travaux forcés pour utilité générale, à ceux qui n’étaient pas en mesure de payer l’impôt. Puis ces 30 jours avaient été augmentés à 90 jours, sur la demande des colons français qui avaient besoin de tout ce temps, pour réaliser leurs travaux agricoles.

Ces germes de mécontentement tombaient, sur un milieu de culture favorable, car, en 1945, deux députés nationalistes étaient élus, à l’assemblée représentative avec une large majorité. Si une nation malgache se dessinait, elle ne permettrait plus la prise de mesures favorables aux français et défavorables aux malgaches. Il n’y avait plus d’injustice, disait-on, car le peuple était représenté par des parlementaires. D’autant plus qu’en France, des intellectuels malgaches initiés et élevés par les partis de gauche, créaient le mouvement démocratique pour la Rénovation Malgache. Pour la première fois, se dessinait un parti qui prenait conscience d’une nation malgache démocratique. Le sigle de M.D.R.M était apparu.

En même temps, naissait sur place, une société secrète le JINA, à l’instigation d’un ultra-nationaliste, Monja Jaona.

La haine était contenue par la prise de conscience d’une justice potentielle. Les communautés malgache et française de Madagascar étaient représentées au Parlement, par leurs députés. Même si une volonté d’autonomie s’exprimait, la proposition serait soumise au débat parlementaire. Effectivement, une proposition d’Etat libre était formulée, mais elle fut soumise à l’étude d’une commission ; cette mesure dilatoire n’était qu’un refus caché, qui fut révélé et confirmé quelques mois plus tard.

Le ministre des Colonies Marius Moutet du gouvernement socialiste de Paul Ramadier nommait comme gouverneur général de Madagascar, un socialiste : De Coppet. Après étude, sur le terrain, il revint demander au gouvernement qu’on accorda l’indépendance à la Grande île. Mais Ramadier refusa en invoquant le risque de chute du gouvernement.

Il était vrai, qu’en guise d’indépendance, on pouvait proposer les récentes dispositions prévues par la nouvelle Constitution Française, c’est-à-dire les droits du citoyen français accordés à tous les malgaches, non plus sujets coloniaux, mais membre à part entière d’un territoire de la République française.

Mais faire de leurs concitoyens, des citoyens français, n’était plus l’ambition des parlementaires nationalistes malgaches. Le temps du pasteur nationaliste Ralaimiongo qui demandait, en 1932, qu’on accordât le statut de citoyen français , à tous les malgaches, était dépassé.

En 1946, français et malgaches avaient manqué le rendez-vous de la liberté. Le vœu d’indépendance était formulé par les malgaches. Le refus de l’accorder avait été formulé, aussi, par le gouvernement français. Les nationalistes malgaches prenaient conscience d’une injustice, et les réactions de haine s’enchaînaient.

Les heurts et la mésentente s’accroissaient d’autant plus qu’une opposition sociale était poussée sur le devant de la scène politique. Elle avait été créée par le gouvernement français local, et réunissait tous ceux qui croyaient que leur niveau de culture et que leur origine ethnique feraient d’eux des esclaves, dans une société future faite de nobles et de bourgeois, venus des hauts plateaux.

La réalité aurait été moins simpliste mais cette théorie subversive se développait. Redevenir esclave, c’était perdre tous les droits acquis : et cette opposition sociale prit le nom de parti des déshérités de Madagascar, sous le sigle de P.A.D.E.S.M.

Dans cette période de troubles incessants, le parti M.D.R.M occupait une partie de l’île qu’il avait quadrillée en secteurs. Il était l’interlocuteur unique face au gouvernement français. Mais il était tellement engagé dans ses revendications de libération, qu’il ne pouvait plus reculer. A lui seul, il pouvait apaiser la colère ou attiser la haine de ses militants.

Le 27 mars 1947, les 3 députés malgaches, siégeant à la Chambre à Paris, envoyait un télégramme d’appel au calme, à tous les chefs de section du M.D.R.M. Deux jours plus tard, le 29 mars 1947, l’île s’embrasait. Il a été dit, plus tard, que ce télégramme d’appel au calme devait être interprété comme un message codé ordonnant la révolte armée.

C’était le début de l’insurrection sanglante.

Tout le parti M.D.R.M fut considéré comme un groupe de criminels.

" Le crime de sang appelait la réparation par le sang ". Les pires atrocités furent commises de part et d’autres. La description des atrocités n’a pas grand intérêt et ne mérite pas de grand développement.

Une seule atrocité, toutefois, mérite d’être retenue, à mon sens. Elle concerne la démystification des sorciers. Les tribus gagnées par la rébellion, étaient sous l’emprise de sorciers qui leur donnaient des talismans, leur distribuaient des drogues hallucinogènes avant les combats, et leur assuraient que les balles tirées contre elles, se transformeraient en " eau " et ne leur feraient aucun mal.

La force de persuasion des sorciers était telle que rien n’arrêtait ces fanatiques combattants et les rescapés se jetaient dans des corps à corps furieux, à l’arme blanche contre les soldats français.

Un fonctionnaire supérieur de la sûreté eut l’idée de capturer un certain nombre de sorciers, de les amener en avion, à moyenne altitude, au-dessus des villages et de les lancer dans le vide pour faire la preuve de leur propre invulnérabilité.

Force fut d’admettre aux villageois, devant les cadavres disloqués des sorciers, que ceux-ci n’avaient pas de pouvoir magique surhumain…

Le point marquant de la répression fut la désignation de boucs émissaires. Une des victimes de cette désignation fut Samuel Rakotondrabe. C’était un inconnu, mais il nous apparut, pour la première fois, vers le mois de juin 1947, en 1ère page des journaux, sur une grande photographie qui exagérait sa toute petite taille. Il avait l’allure d’un négociant, comme on en voyait, tous les jours, dans les bazars des marchés des grandes villes. En fait, il était vraiment négociant en tabac, immensément riche, et il finançait le M.D.R.M et le Jina.

Les journaux titraient, tous, qu’il était le généralissime de la rébellion malgache. Il fut jeté en prison, puis fusillé, après jugement, par un tribunal exceptionnel des Forces Armées. Une presse étrangère a écrit, plus tard, qu’il ne fallait pas qu’il témoignât au grand procès des députés nationalistes, parce que c’était un agent double qui avait infiltré le parti M.D.R.M pour informer le chef de la sûreté.

Avait-il vraiment été torturé, comme on l’a dit ? Avait-il parlé sous la torture ? Qu’avait-il révélé ?

La torture était dénoncée en même temps qu’on assistait à une montée en puissance des forces de répression. Arme psychologique, elle se rajoutait, comme partout, au déploiement de la panoplie des armes. Son utilisation témoignait d’une volonté d’obtention de renseignements à tout prix, pour réprimer. Mais elle ne paraissait d’autant plus inhumaine, qu’elle touchait aveuglément, puisque le tortionnaire ne savait pas avant de torturer, s’il allait tirer un renseignement. Dans le cas particulier de la rébellion malgache de 1947, c’était en plus, un aveu de faiblesse car " gouverner avec clairvoyance, c’est prévoir ".

Or la violence des troubles avaient surpris le gouvernement général de l’île.

L’explosion de la haine avait aussi jeté dans l’incertitude la justice du pays. Le procès des 3 députés nationalistes Ravoahangy, Raseta et Rabemananjara débuta en juillet 1948, après 15 mois de détention dans des conditions difficiles. Ils étaient accusés du déclenchement de la rébellion. Ils réfutèrent obstinément l’accusation.

Il aurait été dit qu’aucun avocat du barreau de Tananarive n’accepta de les défendre ??? Des avocats venus de France et du Sénégal : Maître Douzon, Maître Moro-Gaffieri, et Maître Lamine-Gueye vinrent, par leur présence, élever le débat.

Maître Douzon fut pris à partie et sévèrement molesté par des français natifs de Madagascar. Il s’était rendu à Diego-Suarez pour instruire le dossier d’un des inculpés. Il faisait preuve de zèle, aux yeux de certains.

Puis le verdict fut rendu. D’après une certaine presse, les sanctions prises à l’encontre des accusés auraient été trop sévères ; elles révélaient d’applications de lois trop désuètes, datant des communes de 1848.

Le vrai dialogue s’avéra impossible. Le mobile véritable de cette lutte confuse entre la justice et la haine, était le mythe ancien de la possession de la terre.

A qui appartenait la terre de la grande île, au fils de colons qui l’avaient mise en valeur ou au descendant des occupants malayo-indonésiens venus au 7ème siècle.

Le malayo-indonésien s’était révolté pour que le fils du colon s’en aille. Mais le fils du colon ne voulait pas être arraché à sa terre qui était " sa mère nourricière ".

Si la haine l’emportait sur la tolérance, et que le fils du colon devait partir, le drame était consommé car

" on peut tout emporter, dans la vie, sauf la terre ".